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La guerre du Camembert a-t-elle trouvé son épilogue ?

Lundi 30 Avril 2018

​​Communiqué n°264 - Semaine 18



Avertissement : Les solutions préconisées le 21 février dernier, sous l’égide de l’I.N.A.O. et qui semblent mettre fin à la « guerre » du camembert – qui durait depuis bientôt dix ans – entre les partisans du « Camembert de Normandie » – A.O.P. - et les tenants des « Camemberts fabriqués en Normandie » suscitent, au sein du Mouvement Normand, un vif débat.
Il n’y a pas unanimité parmi les militants normands.
Bien évidemment, ce n’était, ce n’est pas qu’une question d’étiquettes. C’est un problème économique, social même, par bien des côtés. C’est un problème identitaire, aussi : le camembert (comme les trois autres fromages A.O.C. à pâte molle de Normandie, le pont-l’évêque, le livarot et le neufchâtel) est consubstantiel à l’identité de la Normandie. C’est encore un problème culturel dans la mesure où la gastronomie touche à la fois à l’identité et à la culture.
Cette affaire est fondamentale dans le cadre d’une Normandie qui, depuis sa réunification, se retrouve, se réveille et doit envisager son avenir dans un contexte où l’uniformisation est la menace suprême.
Afin que chacun puisse se faire une opinion, nous allons exposer les données du problème et les solutions qui sont aujourd’hui proposées. Pour se faire, nous avons dépouillé la presse depuis des mois, relevé tous les articles consacrés à cette querelle, d’abord dans la presse normande, ensuite dans quelques titres de la presse nationale.
Qu’il nous soit permis de remercier les journalistes, dont les noms sont revenus le plus souvent en bas des articles. (1). Leurs écrits nous ont donné la possibilité d’aligner les arguments des thèses opposées des partisans du compromis ou des défenseurs intransigeants du statu quo.
Cette cause est essentielle : elle symbolise et cristallise des conceptions différentes de notre avenir commun, entre gens de bonne compagnie pourtant, mais de caractères différents. Ce qui est normal dans une communauté d’êtres, cependant attachés aux mêmes valeurs.
C’est d’autant plus vrai en Normandie que, chez nous, comme le disait André Siegfried : « la vérité n’est jamais entièrement du même côté ».

 

Compromis à la normande ou médiocrité programmée : le dilemme identitaire, culturel et économique normand

Le camembert est un produit noble dont la réussite, nationale d’abord, internationale ensuite, a entraîné sa banalisation et sa vulgarisation. Ce fromage a une histoire, dont les étapes sont la Révolution et sa redécouverte par Marie Harel, Napoléon III et le développement des chemins de fer qui va en faire la coqueluche de Paris, la Première guerre mondiale, où il fut l’ordinaire et la consolation des Poilus. À telle enseigne qu’il est tombé dans le domaine public en 1926 : on peut donc produire du camembert dans le monde entier… Cela fait hurler les militants normands, mais qui n’a pas goûté à un camembert « made in Danemark », au cours d’une virée dans les pays nordiques, ne sait pas que la dénaturation d’un produit de qualité atteint des limites inacceptables et… tranquillisantes. En effet, la comparaison est accablante, il n’y aurait donc pas lieu de craindre ce type de concurrence… Il n’empêche : d’un produit normand d’origine, on en arrive – notamment dans les grandes surfaces – à une vulgarisation sans âme d’un produit devenu insipide.
Il convient donc, au préalable, de définir ce que doit être un vrai camembert : c’est un fromage de laiterie, à pâte molle légèrement salée et renfermant au minimum 45 % de matières grasses, il pèse 250 g. De forme cylindrique, avec une croûte dite « fleurie », de couleur blanche, sa pâte, ivoire à jaune claire, a la saveur légèrement salée, évoquant le sous-bois, avec davantage d’affinage…
En l’absence de protection particulière, la fabrication échappe à son territoire, la Normandie, et des productions similaires ont fleuri un peu partout.
En 1983, l’I.N.A.O. (Institut National des Appellations d’Origine) et le Ministère de l’Agriculture créent l’Appellation d’Origine Protégée (A.O.P.) « Camembert de Normandie », avec un cahier des charges précis. Le Camembert de Normandie – A.O.P. est donc protégé par la Loi. Des décrets successifs (29 décembre 1986, 18 septembre 2008 – refusant les laits thermisés – 22 novembre 2013) confirment qu’il s’agit d’un :
« fromage normand élaboré avec du lait en provenance de Normandie, c’est-à-dire par des vaches élevées et nourries sur des pâturages de la région normande ».
De plus, le règlement européen UE 2081/92, validé par la France, dispose très précisément que :
« les A.O.P. sont protégées contre toute utilisation commerciale, directe ou indirecte, d’une dénomination enregistrée pour des produits non couverts ».
Tout cela est très clair. C ‘est à partir de là que commence l’embrouillamini, pour ne pas dire l’imposture.
 

UNE SITUATION PRÉSENTE COMPLEXE, APPAREMMENT SANS ISSUE
 
La Normandie est la cible
Dans la dénomination « Camembert de Normandie », il y a deux éléments à considérer : d’une part une définition du produit élaboré selon des méthodes traditionnelles avec des ingrédients déterminés – nous y reviendrons –, d’autre part, une origine géographique, la Normandie. C’est cet élément essentiel qui va poser question et à propos duquel les fabricants de fromages hors A.O.P. vont essayer de jouer.
Peut-on, disent-ils, contester le fait qu’un fromage « fabriqué » en Normandie ne puisse se parer de l’appellation « Camembert fabriqué en Normandie » ?
Non, prétendent-ils : nombre d’usines fromagères de Normandie « fabriquent » indiscutablement des fromages que n’importe quel consommateur dénommera « camemberts », puisque, depuis 1926, le terme et le produit sont tombés dans le domaine public.
Ils font semblant d’ignorer le règlement européen cité plus haut. « C’est un détournement d’identité », fulminent les producteurs de fromages A.O.P… « C’est un subterfuge que ce « fabriqué en Normandie », une dysconformité dans laquelle se sont installés les industriels alors que certains laits arrivent des pays de l’Est, parfois en poudre ! » (Périco Légasse, in Le Figaro). Ce que défendent les partisans du « Camembert de Normandie », c’est l’ensemble de la filière, de l’herbe au produit fini, en passant par un troupeau à identité prononcée et des process qui, disent-ils » en font un produit noble.
Le lobby laitier hors A.O.P. qui voudrait récupérer le terme Normandie (une identification prestigieuse) va inviter, le bon apôtre, les tenants de l’A.O.P. à opter pour des mentions « fabriqué dans le Calvados », « fabriqué dans l’Orne », « fabriqué dans la Manche »… La ficelle est un peu grosse, mais s’appuie sur une disposition contestable de l’A.O.P., telle que définie par l’I.N.A.O., qui a restreint la zone géographique des producteurs A.O.P. aux trois départements bas-normands (et à quelques cantons de l’Eure).
N’oublions pas qu’avant le 1er janvier 2016, la Normandie n’existe pas en tant que Région et qu’elle est divisée en deux pseudo-régions… Il n’y a pas une attitude globale des producteurs de fromages de camembert, même élaborés dans les règles. Prenons un exemple : la fromagerie des Cinq frères, de la famille Bréant, à Bermonville, dans le Pays de Caux, fabrique, selon toutes les règles de la tradition, des camemberts qui n’ont pas le droit à l’appellation A.O.P. Leurs qualités les font apprécier sur toutes les bonnes tables de la Région et dans les épiceries fines de Seine-Maritime…
 
Le poids respectif de la production de « camemberts fabriqués en Normandie » (60 000 tonnes, auxquelles il faudrait ajouter 8 000 tonnes produites hors Normandie, mais largement distribués dans les grandes surfaces de Normandie…) et celle des « Camemberts de Normandie » - A.O.P. - (5 600 onnes), montre à l’évidence qu’il y a une lutte entre le pot de fer et le pot de terre.
 
L’offensive des industriels
Quels sont les arguments des industriels fromagers (en dehors de l’essai de récupération de l’origine géographique) ? Ils occupent l’essentiel du marché et peuvent, de ce fait, se targuer d’une approbation des consommateurs. Les prix sont moins élevés, les produits moins typés et toujours réguliers et, surtout, ils peuvent accéder aux marchés extérieurs…
Prix moins élevés : en effet, le lait hors A.O.P. est payé 30 à 50 euros de moins la tonne. On retrouve, là, le contexte de la crise de la production laitière : les éleveurs récriminent – avec juste raison, dixit le Mouvement Normand – contre les prix anormalement bas des laits achetés par les industriels car ils sont concurrencés par les laits étrangers obtenus dans des conditions qui n’ont rien à voir avec les coûts des élevages français… Et c’est ainsi que des « fromages fabriqués en Normandie » peuvent être élaborés avec des laits des Pays de l’Est, voire avec des poudres de lait provenant de la Nouvelle-Zélande. En outre, la fabrication industrielle introduit des process moins coûteux : temps d’affinage moins longs - en retirant l’eau, par exemple, en début d’affinage -.
Les marchés extérieurs exigent des produits « sains », c’est-à-dire réalisés avec des lais thermisés ou pasteurisés. On entre, là, dans une querelle d’Allemands (Les Teutons ne sont pas seuls en cause, évidemment). Regardons ce qui se passe aux États-Unis… Maxime Aubin, correspondant d’Ouest-France, à New-York, raconte :
« Après la mort de deux personnes originaires du Vermont et du Connecticut, le débat sur l’interdiction des fromages au lait cru a refait surface. En 1989, ces fromages étaient d’ailleurs interdits aux USA. Actuellement, ils sont autorisés dans 29 États, mais différentes agences de l’administration américaine (Agence de Santé américaine, American Council on Science and Health, dont la plupart des dirigeants défendent le point de vue des industriels) déclarent DANGEREUX les fromages au lait cru et affirment « la pasteurisation sauve des vies ». Différents procédés, d’ailleurs, visent à interdire les importations des camemberts au lait cru, comme la loi qui exige que le fromage soit affiné 60 jours sur le lieu de production avant sa mise en vente »
Les produits demandés par les consommateurs les plus nombreux doivent être immuables dans leur typicité (ou leur absence de typicité)… Voilà une façon commode de justifier la médiocrité de la production industrielle ! Pour toutes ces raisons – qu’il faut prendre en compte dans leurs dimensions économiques et sociales – le fossé s’est creusé apparemment entre les industriels et les producteurs de « Camemberts de Normandie ». Les premiers sont accusés d’usurper la notoriété des seconds. Les défenseurs de l’A.O.P. ont donc annoncé qu’ils saisiraient la Commission Européenne.

Les défenseurs du Camembert de Normandie précisent leurs exigences
Au fur et à mesure que le conflit s’est enkysté dans la profession et l’opinion, chacun a pu répertorier, outre les points de divergences, les exigences de plus en plus précises des défenseurs du Camembert de Normandie A.O.P.
Et tout d’abord, au début de la filière, la « normandisation »du troupeau.
Un constat a été fait depuis quelques décennies, la race bovine emblématique de la Normandie, la vache normande, a cédé le pas devant la prim’holstein. Notre vache, « blonde, caille et bringée, souvent à lunettes » a été supplantée dans nos élevages par cette race blanche et noire, « pisseuse » de lait qu’elle fournit en plus grande quantité…
Nous nous souvenons des revendications élevées avec force par notre défunt ami, le député de la Manche Pierre Godefroy, un des fondateurs du Mouvement Normand, qui avait essayé de faire comprendre à ses collègues du Parlement et aux agents du Ministère de l’Agriculture que le lait de la normande avait plus de qualités fromagères que celui de la prim’holstein, notamment qu’il était plus riche en protéines et en matières grasses. D’autre part, l’auteur de « Roi sur sa terre » (Editions Heimdal) insistait beaucoup sur la nourriture du bétail « élevé à l’herbe et au foin » et non au maïs et au soja.
On comprend mieux la double exigence des producteurs de lait A.O.P. : la vache normande au lait plus riche en matières organoleptiques et la nourriture à l’herbe des pâturages normands ou foin de nos prairies. C’est une voie pour maintenir les fermes familiales, totalement à l’opposé du modèle des « fermes aux 1 000 vaches », véritables usines à lait. De plus, la vente du lait A.O.P. rapporte plus (de 30 à 50 euros de plus la tonne), tandis que la qualité est au rendez-vous.
Finalement, les défenseurs du Camembert de Normandie fixent à au moins 50 % la part de lait A.O.P. obtenu par des vaches normandes, l’ensemble des laits venant de bêtes nourries à l’herbe des pâturages, pendant six mois de l’année, puis au foin et n’ingérant plus de soja (d’importation) et de maïs, OGM ou non.
À noter que la « normandisation » du lait concerne aussi le pont-l’évêque (50 %), le livarot (100 %) et le neufchâtel (60 %).
Les défenseurs du Camembert de Normandie au lait cru détaillent en outre dans leur cahier des charges la vraie méthode d’élaboration d’un fromage de qualité. Il est bon que nous le rappelions :
  • On utilise du lait, c’est-à-dire jamais chauffé à + 40 °C.
  • La présure (une enzyme destinée à faire coaguler) est mise le premier jour.
  • Le caillé solide est ensuite découpé.
  • Le moulage se fait à la louche : 5 louches par moule déposées pendant 40 minutes.
  • Le 2ejour : opération de démoulage, puis d’égouttage.
  • Le salage est effectué sur toutes les faces, prioritairement de façon manuelle.
  • Le fromage est ensuite placé dans un hâloir : c’est alors que la croûte se développe grâce au Penicillium candidum.
  • L’affinage dure 21 jours (on ne retire pas l’eau comme le font les industriels pour accélérer l’affinage).
  • Au bout de trois semaines, le camembert est emballé dans une boîte en bois.
On remarquera qu’il n’y a pas d’autres additifs pour favoriser l’affinage. À ce propos, il nous faut narrer les péripéties d’un procès récent ayant opposé le producteur Réaux (fromages Réo) à la D.G.C.C.R.F. La Direction de la Consommation de la Manche reprochait à la laiterie fromagère du Val d’Ay – Groupe Réaux – l’utilisation, pour ses camemberts A.O.P. de deux bactéries (carnobactérium divergens et lactobacillus platorum) qui ne figuraient pas dans la liste des additifs autorisés… La laiterie prétendait que ce n’était pas des additifs, mais un moyen de lutter contre la listéria. Le Tribunal administratif de Caen donna raison à Val d’Ay, mais la D.G.C.C.R.F. en appela au Conseil d’État. L’arrêt du Conseil d’État (novembre 2017) déclare que le Tribunal administratif de Caen n’a pas commis d’erreur. Il stipule :
« L’ajout de bactéries neutralisant la listéria ne peut être assimilable à un additif faisant fonction de conservateur (…) Les bactéries contestées n’ont pas de caractère offensif. En aucun cas elles ne peuvent être assimilées à un traitement thermique supérieur à 30 °C – ce qui est interdit. »
Cet incident est significatif à un double titre : d’abord l’élaboration du Camembert de Normandie – A.O.P. est strictement surveillée par la D.G.C.C.R.F. - qui, en l’occurrence, s’est fourvoyée, mais est allée jusqu’au Conseil d’État pour défendre son point de vue, ensuite, le soi-disant danger du lait cru peut être combattu naturellement, la dénonciation de ce prétendu danger a été et est toujours le principal argument des tenants du lait pasteurisé. Bien entendu, il s’agit, on l’aura compris, pour les exportateurs de fromages industriels de se conformer aux phobies des agences américaines contre le lait cru…
De récentes études de l’I.N.R.A. (début 2018) démontrent au contraire que le lait cru, recélant « un véritable paradis microbiologique », constitue un extraordinaire potentiel pour la santé. Les bactéries, les levures, les hafnias ont été identifiées grâce au séquençage de l’A.D.N., ainsi que les terpènes, issues de l’herbe.
« On connaît bien le rôle des terpènes dans la saveur et l’odeur des fromages. Leur intérêt pour la nutrition et la santé est pressenti ».
L’I.N.R.A. affirme en conséquence que l’intensité de la vie microbienne dans le lait cru est le premier barrage au développement de pathogènes. Par suite, l’appauvrissement de la diversité végétale dans l’alimentation du bétail est un inconvénient, de même que la recherche trop systématique de l’asepsie…
« Le fromage au lait cru représente un axe de modernité, d’innovation et a des effets bénéfiques sur la santé. Sans parler des créations d’emplois et de la défense de certaines zones rurales » (Dominique Vuitton, chercheur à l’A.N.S.E.S.).
Voilà qui milite en faveur du Camembert de Normandie – A.O.P. - … et les consommateurs avertis ne s’y trompent pas… y compris aux États-Unis (un responsable d’une association de producteurs du Massachussetts, Dan Bansonoff, le reconnaît :
« La France est un marché beaucoup plus mûr et expérimenté. Aux USA, les problèmes de rigueur dans la fabrication sont nombreux »,
cité par le correspondant d’Ouest-France à New-York, Maxime Aubin, 14 juillet 2017).
Indiscutablement les partisans du Camembert de Normandie – A.O.P. - gagnent la campagne de la notoriété et de la mise en évidence de l’excellence du produit.
L’éloge du Prince Charles est, à cet égard, significatif :
« L’obsession des autorisations, des catégories de l’homogénéisation et de la pasteurisation va-t-elle voir l’émasculation du robuste vieux roquefort, du camembert, du reblochon et même de l’omniprésent vacherin ? »,
t de vanter « l’odorant pont-l’évêque » !
« La France risque de perdre son goût et sa culture »,
affirme de son côté Alain Dubois, président du Salon des fromages, tandis qu’Hervé Mons, célèbre fromager – affineur, meilleur ouvrier de France, fait la remarque suivante :
« Aux États-Unis, producteurs et consommateurs comprennent l’intérêt des fromages au lait cru. Les tendances évoluent, on dit même que le fromage français est sexy. Et, pendant ce temps, les Français continuent tranquillement à industrialiser leurs produits ».
 
Une victoire au goût amer
Juridiquement, dans les esprits avertis, chez les gastronomes, la victoire des défenseurs du Camembert de Normandie apparaît évidente, mais…
Derrière ce mais, il est aussi d’autres évidences dont on doit tenir compte.
Les fournisseurs de lait A.O.P., regroupés dans une O.D.G. (Organisation de Défense et de Gestion) sont au nombre de 513. Combien y a-t-il d’éleveurs en Normandie ? 7 500 points de collecte. Dans le premier cas, cela aboutit à 5 500 tonnes de fromages A.O.P., dans l’autre à plus de 65 000 tonnes de camemberts A.O.P. La collecte du lait A.O.P. (350 000 litres/an) ne représente que 10 % de la collecte générale du lait en Normandie.
Certes, il serait facile d’opposer les fournisseurs de fromages A.O.P., parés de toutes les vertus de l’enracinement, aux « industriels » fabriquant des fromages insipides : cette vision des choses, d’esprit « lutte des classes », est largement erronée, tout d’abord parce que derrière les laiteries dites industrielles, il y a des hommes et des femmes de Normandie qui ne déméritent pas et s’efforcent – de l’employé au plus haut cadre – de fournir un travail de qualité, faisant vivre nombre de familles normandes, experts souvent dans la conquête de marchés extérieurs. Ils méritent notre respect et notre admiration, tout autant que les producteurs de Camemberts de Normandie. On dit, il est vrai, que pour 100 000 litres de lait transformé en A.O.P., 2,8 emplois sont créés contre un seul en filière non A.O.P. Ce sont donc deux modèles économiques différents qui, tous les deux, sont animés et illustrés par des travailleurs de qualité. Il n’y a donc pas lieu de les opposer, ce que le Mouvement Normand ne veut surtout pas faire. Ce qui ne nous empêche pas d’opter pour la qualité des produits (à notre avis la seule voie d’avenir pour l’agriculture française).
Et puis, faisons un autre constat. Qui change les perspectives. Depuis quelques années, les grands de l’agro-alimentaire prennent le contrôle des laiteries fromagères pourvoyeuses de Camembert de Normandie – A.O.P. !
Ainsi Graindorge, racheté par Lactalis, en juin 2016. Le numéro Un mondial des produits laitiers a conclu le rachat du spécialiste des fromages normands d’appellation livarot, pont-l’évêque, Camembert de Normandie et neufchâtel.
Graindorge, ce n’était, ce n’est pas rien : 1erpour le livarot et le pont-l’évêque, 2e pour le Camembert de Normandie – A.O.P. -.
Le président de l’organisation de producteurs fournissant Graindorge, Stanislas Delabasle, a eu beau déclarer :
« Même si nous n’avons pas toujours été d’accord avec Thierry Graindorge, on se faisait confiance mutuellement. On aurait préféré que Graindorge restât indépendant »,
c’est Lactalis qui s’offre les fromages Graindorge. Lactalis, qui n’a pas bonne presse actuellement, passe pour avoir été contre le lait cru, pour la pasteurisation et le microfiltrage, mais il était déjà présent dans les laiteries fromagères au lait cru avec Moulin de Carel, Jort A.O.C., Vallée A.O.P., Bourdon (et Lanquetot pour le livarot et Les Cateliers pour le neufchâtel).
« Nous renforçons nos positions dans les A.O.P. normandes en prenant le leadership avec Graindorge, une marque qui a une forte notoriété ! ».
Lactalis, c’est 55 % des Camemberts de Normandie – A.O.C., devançant Gillot, qui perd son premier rang (35 %)… tandis que Réaux, de son côté, s’adosse aux Maîtres laitiers du Cotentin.
Il ne reste plus que deux laiteries fromagères « fermières », pourvoyeuses de Camemberts de Normandie – A.O.P. - : la fromagerie Durand, du village de Camembert, et Patrick Mercier, éleveur et producteur A.O.P. (ferme du Champ Secret, à Novère, dans l’Orne).
Au Salon du fromage et des produits laitiers en ce début d’année 2018, il y avait quatre entreprises normandes : la Coopérative d’Isigny – Sainte-Mère, la laiterie du Val d’Ay (Réaux), Gillot et Graindorge (Lactalis).
Le Salon met en avant la fabrication traditionnelle. Ce sont donc les mastodontes de la production fromagère qui ont la capacité de participer aux rencontres nationales et internationales. Les producteurs « fermiers » survivent.
 
 
LE COMPROMIS À LA NORMANDE
 
La situation en début de l’année 2018 était paradoxale, bien que, comme d’habitude, chacun pensât que le conflit continuerait d’être latent.
Les gros opérateurs – ceux qui usurpaient le caractère géographique de l’A.O.P. - et prônaient l’étiquette commode « Fabriqué en Normandie » ne souhaitaient pas une évolution de cette situation qui les arrangeait. Ils maîtrisaient, pensaient-ils, le marché du lait (en payant le litre de lait aux éleveurs le plus bas possible parce qu’ils étaient engagés par la grande distribution dans la course des prix, là aussi, les plus bas… afin de gagner des parts de marché auprès de la masse des consommateurs). Parce qu’ils avaient, en outre, le contrôle du haut de gamme des Camemberts de Normandie – A.O.P. -, suite aux judicieux achats des marques prestigieuses de laiteries fromagères, ils profitaient à plein de cette « niche » lucrative, concédant cependant des prix plus rémunérateurs aux producteurs de lait A.O.P.
Ce sont ces derniers, cependant, qui exerçaient une pression de plus en plus de caractère juridique, avec éventuellement plainte auprès des autorités européennes qui eussent immanquablement condamné la France pour manquement à des directives qu’elle avait cautionnées. L’A.O.P. Camembert de Normandie devait être défendue par la Loi. L’équivoque du « Fabriqué en Normandie » était une usurpation « intolérable ».
« Le camembert « fabriqué en Normandie » a bénéficié jusqu’ici d’une tolérance »
(dixit Jean-Luc Darrien, directeur de l’I.N.A.O.), mais les négociations sur le TAFTA, le CETA, le Mercosur contraignaient – et contraignent toujours – la France à passer en revue ses A.O.P. et autres signes de qualité. Et puis le système ultralibéral poussé au paroxysme laissait présager des dérives inacceptables.
« Rien n’interdit [aux gros opérateurs] d’utiliser de la poudre de lait néo-zélandais pour des camemberts fabriqués en Normandie » Patrice Mercier, président de l’Organisation de Défense et de Gestion – O.D.G. - Camembert de Normandie.
Chacun connaît la marque Président de chez Lactalis avec son étiquette – pour ne pas faire de jaloux parmi les régions pourvoyeuses de lait sans doute – ornées des armoiries de la Normandie, de la Bretagne et du Maine… Or Lactalis a une filiale polonaise qui fabrique des camemberts Président Lactalis Polska… ornés de la fameuse étiquette aux armoiries des provinces françaises de l’Ouest… Où est le problème, diront certains, n’est-ce pas la reconnaissance de l’origine de la méthode de fabrication du camembert à défaut de l’origine géographique véritable ? Le problème, c’est que ce camembert Président Lactalis Polska revient moins cher qu’un Président fabriqué en France (pas qu’en Normandie) et que, demain, il peut envahir les rayons de nos grandes surfaces… au détriment de tous les producteurs de lait des provinces de France.
Il fallait donc sortir de cette impasse.
L’I.N.A.O. – et le Ministère de l’Agriculture sans doute – a réuni tous les protagonistes du conflit autour de la table. C’était, paraît-il, la première fois. Et chacun fut contraint de faire un pas les uns vers les autres.
 
Les Pour et les Contre d’un compromis et leurs conséquences
Nous allons les lister sans que l’ordre que nous allons donner ait un sens particulier.
  1. Seule doit subsister l’appellation « Camembert de Normandie ». L’A.O.P. est donc protégée.
  2. La mention « fabriqué en Normandie » doit disparaître totalement en 2021.
  3. La zone de l’appellation « Camembert de Normandie » est étendue à toute la Normandie.
  4. Obligatoirement elle résulte d’une collecte de lait en provenance de la Normandie.
  5. Pour avoir droit à cette appellation, il faut au moins 30 % de la collecte de lait provenant de vaches de race normande.
  6. L’A.O.P. accepte la thermisation et la pasteurisation.
  7. Les autres méthodes « traditionnelles » de l’A.O.P. doivent être respectées.
  8. Les bovins fournissant le lait A.O.P. doivent obligatoirement être nourris à l’herbe dans les pâturages normands six mois par an et au foin le reste de l’année.
  9. Est exclue la nourriture du bétail au maïs et au soja, O.G.M. ou non.
  10. Il y aura, en fait, deux A.O.P. « Camembert de Normandie », la première au lait cru « normandisé » à 50 % et plus, la seconde avec lait pasteurisé ou thermisé.
  11. Seule l’A.O.P. « Camembert de Normandie » au lait cru pourra apposer sur son étiquette les qualificatifs « Véritable » ou « Authentique ».
Le sénateur de la Manche, Jean Bizet, pour une fois réaliste et bien inspiré [méchanceté du Mouvement Normand qui ne lui pardonne pas son approbation de l’arasement des barrages du Sud-Manche] résume ce compromis qui n’est pas une compromission :
« C’est un bon accord. Je comprends que les amateurs de fromages au lait cru soient déçus, mais il faut bien admettre que cette production devenait confidentielle [10 % tout de même en Normandie ! N.D.L.R.]. Il faut reconnaître que ce sont les produits pasteurisés qui drainent les ventes et qui avaient tendance à s’imposer sur le marché du camembert ».
Patrick Mercier, éleveur producteur de camemberts A.O.P. dans l’Orne, déclare de son côté :
« L’accord est un compromis acceptable qui ré-ancre la Normandie dans son terroir ».
De 560 producteurs de lait A.O.P., on devrait passer à 2 000 environ dans les prochaines années – nous pensons particulièrement aux Cinq frères, de Seine-Maritime –. L’avenir de la vache de race normande est tellement prometteur qu’il va falloir au moins 26 000 normandes de plus.
« Il faut commencer à inséminer aujourd’hui les vaches qui produiront du lait en 2021. Nous incitons nos éleveurs à produire des génisses supplémentaires le plus rapidement possible » Albert Marie, technicien d’évolution du leader français de la génétique bovine.
Cela signifie en outre que les nouveaux pourvoyeurs de lait A.O.P. seront assurés d’une rémunération de + 30 à 50 euros la tonne : cela ne va -t-il pas contribuer à sauver l’élevage en Normandie ?
 
Mais les craintes restent vives…
Gardons-nous cependant de l’irénisme.
Un commentateur, journaliste de l’A.F.P., reste dubitatif :
« La fabrication du camembert reste très contraignante et très peu de producteurs effectueront de la vente directe. Le rapport de force entre industriels et producteurs risque donc toujours de perdurer au travers du prix du lait ».
D’autres observateurs sont carrément dans la dénonciation de ce « renoncement ».
« L’A.O.P. normande n’a pas tiré la leçon du passé et s’enfonce inexorablement dans la médiocrité. 9 camemberts A.O.P. sur 10 vont être pasteurisés et industriels, fabriqués à la chaîne comme de vulgaires produits ». Véronique Richez-Lerouge, présidente de l’Association Fromages de Terroir.
Ce n’est pas le point de vue d’Emilie Fléchard (de chez Gillot) qui déclare :
« On mettra l’accent sur la mention « au lait cru ». Elle risque d’interpeller davantage de consommateurs que l’A.O.P. ».
 
Ce sur quoi les militants du Mouvement Normand peuvent être d’accord entre eux
Nous avons expliqué longuement la genèse du conflit, ses enjeux, ses solutions qui semblent s’imposer aujourd’hui. Il y aura, c’est certain, parmi nous, des adversaires du compromis du 21 février 2018 et d’autres amis qui en verront les conséquences positives. Ces points de vue divergents sont respectables.
Il convient cependant de s’attarder sur la nouvelle problématique du marché du camembert.
Trois catégories émergent :
  • Le tout-venant, sans foi, ni loi, d’origine indéterminée, aux prix bradés : il ne nous intéresse pas dans la mesure où la Normandie et les Normands, producteurs ou consommateurs, ne doivent pas se sentir concernés.
  • Le fromage A.O.P. « industriel », pasteurisé qui, à n’en pas douter, va remplir les étals à des prix attractifs, même s’ils sont supérieurs au tout – venant. Ce fromage contribuera tout de même à la prospérité des éleveurs normands, au développement du cheptel de la race normande, à l’activité des laiteries – fromageries industrielles normandes.
  • Le fromage A.O.P. au lait cru, le haut de gamme, avec une normandisation pouvant excéder les 50 %, certains allant à 80 %, voire 100 %, élaboré strictement dans les règles, vendu plus cher évidemment, mais, là, c’est un choix de consommateur éclairé.
Et puis nous avons la conviction que, comme pour les vins d’appellation contrôlée, les différentes typicités des fromages définiront des « crus », des terroirs, une saisonnalité des productions (un fromage de printemps n’a pas la même saveur qu’un fromage d’été ou d’automne). Nous pensons qu’une éducation du consommateur éclairé peut être la vraie et durable conséquence de ce conflit qui s’achève.
Les grandes tables des restaurateurs ne s’y trompent pas : la qualité des produits doit devenir la véritable identité de la filière fromagère normande.

Didier PATTE, porte-parole et ancien Président du Mouvement Normand

Pour toute correspondance : 
• Didier Patte. 87, rue de la République. 76940 – La Mailleraye sur Seine (Commune nouvelle d’Arelaune en Seine)
• d.patte948@laposte.net

(1) Qu’il nous soit permis de remercier les journalistes dont les noms sont revenus le plus souvent au bas des articles que nous avons collectés, Edwige Le Forestier, Emma Davesne, Geneviève Flament et moi :
 
  • Guillaume Le Du (Ouest-France)
  • Marion Loubet (Ouest-France)
  • Natacha Polony (Le Figaro)
  • Anne Blanchard – Laizé (Ouest-France)
  • Bérengère Lepetit (Aujourd’hui en France)
  • Robin Dusenne (Ouest-France)
  • Marc Braun (Paris-Normandie)
  • Périco Légasse (Marianne)
  • Daphné Cagnard (Ouest-France)
  • Maxime Aubin (Correspondant Ouest-France à New-York)
  • Anne – Emmanuelle Lambert (Ouest-France)
  • Frédérique Jourdan (Ouest-France)
  • Marc Andersson (Ouest-France)
  • Elodie Dardenne (Ouest-France)
  • Olivier Cassiadi (Liberté-Dimanche)
  • André Thomas (Ouest-France)
  • Christophe Tréhet (Paris-Normandie)
… et tous les autres journalistes qui ont rédigé des articles sur le sujet sans apposer leur signature.

La Rédaction